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Le Droit de l’Histoire, la liberté de la recherche et l’assassinat de François Duprat

Par Joseph Beauregard, Nicolas Lebourg, et Dominique Sistach

Depuis quelques années, le parlement et l’État n’ont eu de cesse de vouloir régenter l’écriture de l’histoire, en particulier celle du temps présent. Les textes s’amoncellent, les polémiques deviennent routinières, mais il est toujours clamé par la classe politique et les milieux de mémoire que l’histoire demeure libre en République. Il y a là des illusions entretenues : la recherche historique découvre durant sa pratique un lot d’entraves. Ainsi, une biographie de François Duprat (1940-1978), figure centrale de la reconstruction de l’extrême droite après-guerre, est-elle l’objet exemplaire de tensions juridico-politiques. Regardant les libertés publiques, la question ne doit pas préoccuper le seul monde de la recherche et c’est à une modification du droit qu’il faut en appeler.

La législation des archives

À l’origine, le droit des archives est lié à la modernité révolutionnaire. La loi du 7 messidor an II ouvrait des droits libres de consultation des documents archivés, dans la suite de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». La loi sur les archives de 2008 s’inscrit dans un processus d’étatisation réactif, au sens où il se rapproche plus de la soumission au secret de certains types de documents que nous connûmes durant les périodes impériales, qu’à un mouvement libéral. Ainsi, au nom d’une conception étroite « de la protection de la vie privée des personnes », la loi justifie l’allongement du délai d’ouverture des archives publiques. Un seul document rendant public une « appréciation ou un jugement de valeur » modifie les délais de la consultation  qui expirent désormais à 75 ans. Cette expression particulièrement floue autorise la fermeture d’archives publiques, tels les rapports de préfet. Qui décidera, et sur quels critères, de leur communicabilité ? Par ailleurs, substituer au délai de 60 ans anciennement en vigueur, un délai de 75 ans compromet les études historiques sur les années 1930 et sur le régime de Vichy.

La loi instaure également un nouveau régime de dérogation pour la consultation des documents avant l’expiration des délais légaux d’ouverture. Le chercheur doit désormais justifier que ses travaux ne portent pas une « atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger » Comment définira-t-on cette « atteinte excessive» ? Depuis le décret du 12 janvier 1898 c’est le service versant qui décide de la communication dérogatoire, sous la co-autorité de la Direction des Archives de France. L’accès dérogatoire obtenu se fait toujours en jurant ne rien révéler de ces documents qui portent atteinte à la défense nationale, à la sûreté de l’État, à la vie privée des personnes. La législation des archives n’a pas jugé bon de définir ces termes. En cas de refus de dérogation d’accès, recours est faisable devant la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (C.A.D.A.). Autorité administrative indépendante, elle est composée de magistrats, d’élus, de spécialistes de la recherche, et de personnes faisant autorité. Son avis n’est pas décisionnel.

L’historien face au juge

La défense de l’intimité privée, sœur jumelle du principe de tranquillité de l’ordre public, doit être garantie dans une société libérale, mais il ne faut pas pour autant que cette liberté soit absolue au point de relativiser une autre nécessité, celle de la recherche. En effet, l’historien n’est pas un requérant ordinaire, même s’il est traité, quand il veut consulter une archive publique, comme un administré lambda. L’historien ne se trouve pas, pour autant, délié de toute obligation juridique. Il est responsable de ses actes au titre de l’article 1382 du Code civil. Si la jurisprudence, l’ambiguïté de la place du dire historique dans l’espace public a à ce titre été largement accrue par l’empilement des lois mémorielles.

La France a un inquiétant retard démocratique. La loi fondamentale allemande de 1949 consacre la liberté de la recherche. La constitution italienne de 1947 la prévoit comme universalité du progrès social. Aux États-Unis la liberté de la recherche est fondée par la reconnaissance de la liberté d’expression au titre du premier amendement. Or, en France, la liberté de la recherche n’est pas affirmée explicitement dans la constitution, mais le Conseil constitutionnel a consacré la liberté de la recherche comme un principe fondamental depuis 1984. Cependant, ce principe français de la liberté de la recherche ne peut s’entendre que comme une déclinaison particulière du droit à la liberté d’expression : il ne s’agit pas d’une liberté de la recherche, mais plus précisément d’une liberté du chercheur. Le droit est ensuite renvoyé à la sagesse du juge. La jurisprudence a largement précisé que les tribunaux n’ont pas pour mission d’arbitrer et de trancher les polémiques historiques. Elle a dégagé les historiens de l’obligation spécieuse faite aux citoyens de ne pouvoir répondre à une accusation de diffamation que par la production de pièces datant de moins de dix ans. Elle a reconnue qu’il serait saugrenu que l’historien ne puisse citer des faits amnistiés. La France atteint certes des records européens de poursuites judiciaires contre des historiens,  mais les juges ont donc su placer au cœur de leurs délibérations la question du respect de la méthode historique, évitant ainsi d’établir des vérités juridiques quant à l’historique.

Le cas François Duprat

Duprat est une figure mythifiée de l’extrême droite européenne. Intellectuel et négationniste, néo-fasciste et collaborateur de services, nationaliste entretenant des liens dans tous les espaces politiques et dans de très nombreux pays, figure des mouvements Occident et Ordre Nouveau, il fut mystérieusement assassiné le 18 mars 1978. Il était alors le numéro deux du Front National dont il avait été la cheville ouvrière de la création. Il est l’objet d’innombrables rumeurs, d’autant que les hommages réguliers que lui ont rendu tant Jean-Marie Le Pen que des néo-nazis, ou récemment le groupe « Égalité & Réconciliation » d’Alain Soral, démontrent qu’il constitue un marqueur idéologique. En déconstruire le mythe pour chercher sans a priori à établir sa réalité historique est un dessin nécessaire. Cependant, la tâche soulève toutes les ambiguïtés du droit français de l’histoire. De très nombreuses dérogations ont pu être obtenues, sur du matériel sensible (Cour de Sûreté de l’État, Renseignements Généraux, etc.), témoignant sur ce point de la libéralité du système. Mais, dans trois cas importants, le ministère de l’Intérieur a refusé la dérogation : le dossier Police Judiciaire de Duprat, et les enquêtes sur les assassinats de Duprat et de Pierre Goldman. Il l’a fait dans une forme qui ne respecte pas la loi (délai de réponse très supérieur au deux mois requis). La C.A.D.A. a été saisie et a donné son accord non seulement sur la base de l’honorabilité scientifique du demandeur, mais également après étude des fonds litigieux. Cependant, dans ces trois cas, le directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur a refusé de souscrire à l’analyse de l’organisme. Reste conséquemment une seule voie : la saisie du Tribunal administratif de Paris, devant lequel depuis des mois sont poursuivis ces décisions. Voilà l’histoire devant en appeler à la justice, et à son long temps, pour demander à l’Intérieur de se soumettre à la raison et à une décision produite par des magistrats.

Liberté pour l’histoire

L’espace public paraît donc considérer que non seulement « l’histoire n’appartient pas aux historiens », pour reprendre la fulgurance d’Arno Klarsfeld, mais que l’historien y est parfois le plus malvenu, tandis que l’appareil de régulation de cet espace public, l’appareil judiciaire, conserve sa mesure à l’encontre de l’historien. Pourtant, l’essentiel des conflits entre le droit et l’histoire parait pouvoir être résolu par une modification modeste de la constitution ou de la loi, le vote de deux articles succincts directement inspirés de la Constitution allemande. Faisons entrer dans le droit français que la pensée est exempte des limitations prévues pour encadrer le droit d’expression. Adaptons et adoptons le texte allemand en proclamant en notre droit que « l’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres. La liberté de l’enseignement et de la recherche ne dispense pas de la fidélité aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Le risque de dérive n’existe pas puisque une réelle jurisprudence a désormais défini en Droit français ce qu’est un travail historique : en aucun cas un négationniste ou une personne incitant à la haine ne pourraient venir se dissimuler sous ce nouvel appareillage.

En revanche, la limitation de la preuve à dix ans pour la diffamation, les lois mémorielles qui inquiètent la communauté scientifique mais dont nous savons que le poids social et politique ne permet pas d’en envisager l’abrogation, demeureraient en place mais seraient par là-même vidées de leur aspect irrationnel et antiscientifique, et de lui seul. Face à une législation qui est un fantôme de la raison d’État, cette modification réintroduirait une fluidité bienvenue. Elle serait, pour la C.A.D.A. et pour le Tribunal Administratif, un argument de poids face au manque de coopération de certains services versants.  Il s’agit bien de réconcilier les deux mains de l’État, la liberté et l’ordre public, et d’assurer juridiquement la liberté de la recherche française.

1 Comment on Le Droit de l’Histoire, la liberté de la recherche et l’assassinat de François Duprat

  1. tempspresents // 4 juin 2010 à 12:07 //

    Voir également cet article de Droite(s) Extrême(s).

Commentaires fermés

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